jeudi 24 mai 2012

Gibraltar Chart Agency

Gibraltar. le 8 mai 2012.

Rue Irish Town à Gibraltar. Sur la fenêtre, une petite inscription m'indique que je suis au bon endroit. Je pousse la porte en bois. Une porte qui s'ouvre sur une odeur de vieux papiers et sur un pupitre en bois. J'ai toujours aimé l'odeur du papier. L'odeur de vieux livres un peu poussiéreux rangés dans la bibliothèque familiale, celle des livres scolaires que j'ouvrais à chaque rentrée pour en respirer les pages d'occasion ou fraîchement éditées, l'odeur des plans "bleus" d'architecture de l'école au Burkina, ou encore l'odeur du papier journal que j'aimais quand je travaillais à Paris au sein de grands quotidiens. Le papier est un support que j'ai toujours trouvé noble et fragile.


La pièce est assez petite. Trois hommes sont là, le nez penché sur de grandes cartes marines étalées sur une longue table en bois. Dans le fond, des étagères des cartes et des grands tubes en carton. L'un des hommes me regarde "Puis-je vous aider?"
- "Bonjour, je cherche des cartes marines pour aller de Gibraltar aux îles Canaries"
Le jeune homme se lève, se dirige vers les étagères et revient avec trois cartes qu'il me présente sur le pupitre en bois. Je suis émerveillée. Les cartes sont superbes, le papier épais donne du caractère au document.
- "Elles sont magnifiques, ces cartes!"
Les deux autres hommes lèvent les yeux, semblent amusés par mon enthousiasme et nous commençons à parler. J'explique mon périple.
- "Tu ne navigues qu'avec des cartes en papier?! Plus grand monde ne navigue qu'avec des cartes en papier à notre époque" me dit celui qui semble être le chef.
J'explique alors l'esprit de navigation de mon aventure. Le chef retire ses lunettes qui pendent désormais à un collier de fil.
- "Ce que tu réalises est intéressant pour nous; car en longeant les côtes tu auras pu remarquer des incohérences ou encore de nouvelles installations en mer: tu dis avoir tout noté, tes notes m’intéressent!"
- "La pire erreur a été un écart d'une minute sur une carte allant du Cap de Palos au Cap de Gata! j'étais fatiguée et il m'a fallu me concentrer un bon moment pour comprendre où était le problème!" explique-je alors.
- "C'est une erreur gravissime!" s'exclame le chef de l'agence. "Dis moi de quelle carte il s'agit"

si vous comptez, entre le 30 et le 40, il y a 11 petites graduations
Ayant bien le problème en tête, j'arrive à lui dire de mémoire la position exacte du problème, et aussi la marque et le numéro de la carte. Visiblement, l'agence anglaise éditrice n'en serait pas à sa première grosse boulette. Il m'explique comment signaler l'erreur à l'éditeur, car ce n'est pas une de leurs cartes.

Et nous continuons à parler alors des cartes et de leur métier de "Charts correctors" que je trouve passionnant. Les cartes sont dessinées et éditées une certaine année et chacune de ces cartes doit être visée régulièrement par une agence telle que la leur afin de rester valable. Des centaines de pages sont ainsi transmises à l'agence tous les mois, signalant une nouvelle marque spéciale, le changement d'un feu, l'implantation d'une ferme piscicole ou encore une nouvelle marina.
En marine marchande, malgré l'utilisation des cartes numériques, il est obligatoire d'avoir à bord des cartes papier qui seraient par exemple nécessaires en cas de panne d'électricité. Gibraltar est un endroit stratégique pour les cargos et autres pétroliers, et beaucoup profitent de leur passage dans le détroit pour viser les documents de navigation. Ian, le chef, m'explique aussi que tout navire qui s'engage dans le détroit doit obligatoirement avoir la carte du détroit à jour. La police effectue de nombreux contrôles en mer.

Le jeune homme me montre les trois cartes: l'une couvre la zone allant de Gibraltar à Casablanca, une autre couvre la zone de Casablanca aux îles Canaries, et la troisième couvre l'archipel des Canaries, à une échelle plus détaillée. C'est parfait. Ces trois cartes me seront bien utiles. Ian, touché par mon aventure, me dit qu'il me fait une remise. J'achète alors les trois grandes cartes et le jeune homme repart à sa table, ouvre un recueil et lit quelques pages. Il me dit qu'il doit corriger l'une des cartes: un cable sous marin vient d'être installé entre deux îles de l'archipel. Il prend une règle, un patron, du papier calque et un stylo à encre bleue un peu particulier et s'affaire à la correction.

carte des Canaries mise à jour sous mes yeux
 Pendant ces quelques minutes, le chef est allé sur le seul ordinateur de la petite pièce, et se connecte sur le blog de where is Tara Tari. Il hallucine en voyant le bateau... et les deux autres Charts correctors s'approchent pour regarder la bouille de Tara Tari.

Les cartes sont corrigées. Le jeune homme appose un tampon au dos de chacune, attestant la mise à jour, il les roule et les range dans un tube en carton qu'il me tend. Je reçois les cartes comme s'il s'agissait d'une remise de diplôme.

cartes visées le 8 mai, la veille de mon départ de Gibraltar
- "Vous faites un métier merveilleux. Si j'arrive bien aux Canaries, ce sera grâce à votre travail! Vous rendez-vous compte de l'importance de ce que vous faites pour les marins?" je suis pleine d'admiration pour leur minutieux travail.
- "Nous n'avons pas trop l'habitude de rencontrer des marins comme toi; en général nous recevons des commandes d'officiers de marine marchande... ça peut aller jusqu'à 1000 cartes pour un seul cargo, ils n'ont pas le même regard que toi, je pense sur notre travail! Ils attendent juste que les cartes soient prêtes à leur passage à Gibraltar!"
- "1000 cartes! Et bien cela doit vous faire voyager!"
- "Nous voyageons sur du papier"
- "Du papier qui me fait rêver!" et je fais ma curieuse "Comment vous organisez-vous? Vous vous êtes répartis des zones géographiques ou vous variez les plaisirs et les voyages en papier?"
Nous parlons longuement, cela me captive.

A Marseille, j'avais rencontré l'équipage d'Heraclitus (à lire dans les archives de novembre). A mon départ, Kristin, la chef d'expédition m'avait tendu un billet "Voilà, l'équipage d'Heraclitus a été touché par ton aventure, alors nous voulons t'aider un peu. Je suis sure que tu sauras bien utiliser ces quelques sous". Je pense que l'achat de ces cartes sont une belle manière d'utiliser cet argent que je conservais précieusement.

Départ de Marseille, novembre 2011, avec l'équipage d'Heraclitus
Nous discutons encore un moment; j'évoque les grands explorateurs et les premiers à avoir dessiné les côtes. Combien d'explorateurs, combien de milles en mer et de découvertes effectuées pour avoir aujourd'hui de si jolies cartes? Dans le calendrier de la mer que j'ai écrit aux éditions Larousse, j'ai parlé de Giovanni Caboto. Il avait dix ans de plus que Christophe Colomb et cherchait lui aussi la route des Indes. Il longeait les côtes qu'il dessinait le plus précisément possible; son nom "Cabot" est à l'origine de l’appellation de l'activité préférée des plaisanciers: le cabotage (qui évoque le fait de s'arrêter de crique en crique ou de port en port à l'issue de courtes navigations). Ces explorateurs nous ont mâché le travail de navigation, parfois au prix de leur vie. Et c'est tout cet héritage que je vois sur ces cartes marines.

Enfin voilà, je repars de Gibraltar fièrement, avec mes cartes magnifiques. Ian m'a dit qu'ils allaient suivre mon aventure et me donne les contacts d'une agence située aux Canaries pour "la suite". Il écrit un mot dans mon carnet de bord.

le mot de Ian, chef de Gibraltar Charts Agnecy
 Je marche sourire aux lèvres après ces quelques heures dans la douce odeur des cartes et de mes rêves. Arrivée à La Linea, je retourne au bureau d'Esteban, préparer ma navigation vers l'archipel Atlantique et je savoure mon plaisir de repartir en mer.



Les cartes en papier sont un support de rêve, mais il ne faut pas les encadrer aux murs des salons, il faut les faire vivre, les faire voyager sur nos petits voiliers. Coupez l'ordinateur, sortez votre crayon, votre règle Cras et votre compas! Et vous verrez à quel point elles sont belles, les cartes marines que les géographes et autres explorateurs ont préparé pour nous. Que le voyage va être beau! J'ai tellement hâte!

Demain je pars, les cartes en mains.
Capucine

1 commentaire:

  1. Je suis passé dans cette boutique pour y acheter les mêmes cartes que toi... Mais comme je n'ai pas ton âme de poétesse, je n'ai retenu que le coût de la facture... 42 euros la carte, je t'avoue que ça m'est resté en travers de la gorge.
    Cela dit, même si je navigue avec openCPN, j'aime encore avoir en main mon compas et ma règle cras pour noter mon chemin avec des traits tracés au crayon hb. C'est plus "réel" qu'un écran d'ordinateur.

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